Résidistance DVDV/EDCEE # 16

Sans Dimension Fixe

Résidistance DVDV/EDCEE – Daniel Van De Velde/Expérience De Confinement En Extérieur

Épisode 16 : Sans Dimension Fixe   –  le 19/04/2020

Je viens de revoir Jismo Takena, chaman à la retraite. La dernière fois que je l’ai vu, il était de la manifestation contre la réforme des retraites. Il avait opté pour une tenue vestimentaire un brin vintage, un look de cadre moyen d’une entreprise spécialisée dans la construction des gobelets en plastique. Pour l’occasion, il s’était rasé de près et même parfumé. J’étais là en tant que grand

reporter pour une revue médicale. Perdu dans mes pensées, je cherchai à agencer mentalement mon article sur l’influence du système nerveux dans la façon que nous avons de lacer nos chaussures avant d’aller manifester. La veille, Jismo Takena, comme au bon vieux temps, avait trimé tout un après-midi durant, nu comme un ver, au milieu d’une bande de loutres, avec une

aisance qui lui faisait pousser des ailes ou des nageoires et devenir fluide et rapide comme le courant du fleuve qui a plus les allures de l’Argens que de la Loire. Il était intarissable sur cette histoire de gobelets en plastique. Il était au milieu de la foule comme s’il jouait à la marelle en prenant appui sur La Grande Ourse ou Cassiopée. Il aimait beaucoup reprendre les slogans qui

erraient dans la foule des manifestants, même s’il ne les comprenait qu’à moitié. Normal, un Motchika, qui plus est chaman, n’est pas du tout dans les modèles de communication verbale à base scripturale. Il avait une compréhension toute relative, je dirai indéterminée, de tout ce qui faisait sens et prenait corps dans nos esprits confinés.

Quand les manifestants se sont dispersés, il a continué de marcher. Au début juste pour éteindre en lui la redondance des slogans qui n’avaient rien des chants incantatoires que nous reprenions parfois ensemble des heures durant devant de belles flammes issues de bûches de frêne et de charme. Il a senti la nuit gravir, un à un, les échelons des immeubles haussmanniens pour se

répandre, se diffuser et rentrer dans une guerre sourde contre les lampadaires, les fenêtres éclairés, les devantures des magasins et autre lucioles citadines. Il ressent ces jeux de lumières comme des fils barbelés qui prennent la nuit en otage. Plus il marchait, plus l’asphalte des rues de la capitale se dé-goudronnait sous ses pas. Ses chaussures devenaient grolles d’anachorète. Il

sentait que se mouvoir là maintenant c’était répondre à un appel comme s’il avait été dans cette avenue en un temps autre et définitivement révolu. Un appel à une insurrection silencieuse. Il réalise qu’en tant que chaman, il n’a jamais cotisé et qu’aujourd’hui, sans revenus, il est SDF. C’est-à-dire, sans dimension fixe.

Jismo Takena est fortement imprégné d’un chamanisme primaire. Un archaïsme ondulatoire, parfois violent, à la limite du supportable. Un sens aigu et incantatoire des molécules, des micro-organismes. Il a une affection particulière pour les organismes unicellulaires. Les mokimikous comme les désignent les Motchikas. Le mot planète n’a pas cours dans le système de perception et

de localisation des Motchikas. La nuit, à telle heure et sous telle latitude, se nomme moutchika. A un autre moment, parcelle de l’univers volage et vivante, ils disent Takminou. La nuit, selon la logique motchikienne, n’est pas une masse uniforme qui viendrait de manière calendaire obscurcir un morceau de planète pendant que le reste de celle-ci jouit des rayons de la lumière et vice versa.

Ils ressentent la nuit comme un paysage composé de milliards d’ingrédients, du plus gigantesque au plus infime. Parfois quand on me demande comment on pourrait traduire Motchika, j’aimerai pouvoir répondre Le peuple Nocturne. Mais je ne dis rien. Je dis : le mieux c’est Motchika, le mot que l’on ne traduit pas. Quand Jismo Takena est venu me voir dans le parc, je lui ai proposé de

passer la nuit ici. Et que pour ce faire, je lui laisse volontiers la yourte. J’irais de mon côté dormir dans les hauteurs du plus beau peuplier du parc de la Villa Création. Le jeu de crécelles de ses feuilles qui oscillent en permanence me bercent et m’endorment en deux temps, trois mouvements. Mon corps lent, entièrement immunisé, redevient alors volume de vie alerte et combinatoire, mêlé à

toutes les formes de mondes potentiels. Jismo Takena semblait d’accord mais quand il a vu le fragment numéro trois de la ferme en ruine, il a tout de suite senti le style et l’empreinte inimitable de Toulinou Qifanka, la chamane trans-terrienne et proto-virtuelle. Alors, il s’est transformé en lierre et il a passé la nuit là, à la belle étoile, le toit de la partie de cette ruine étant dépourvu de tuiles. Des

madriers, sous l’influence de la lune, hachurent le sol. Le lendemain, tout imprégné de l’esprit de Toulinou Qifanka, il a repris sa place dans le fil de l’Évolution, il est devenu esprit de la mousse d’origine forestière.

 


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